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ANDRE ROMAND
Un artiste dans la guerre : dessiner pour « tenir »
La Grande Guerre en aquarelle d'un fantassin troyen.
Nombreux furent les artistes, amateurs ou professionnels, à être incorporés comme soldats pendant la Première Guerre mondiale et à produire une oeuvre graphique, souvent non diffusée.
Parmi les collections de l'Historial de la Grande Guerre, des ensembles conservés aussi diversifiés que ceux de Jean Droit, Maurice Le Poitevin, Eugène Veder, Charles Gir, Pierre-Albert Leroux, de Georges-Henri Tribout, Alexandre Zinoview, révèlent avant tout le désir de laisser une trace iconographique de leur vécu, expérience de guerre souvent traumatisante.
Le cas d'André Romand est bien révélateur de cette propension à témoigner « sur le vif » des choses vues. Peu après son service militaire, il est mobilisé le 2 août 1914 au sein du 88ème Régiment d'Infanterie où il reste durant tout le conflit en tant que soldat de 2ème classe. Sa considérable production graphique, fruit d'un travail régulier tout au long des années du conflit, est restée dans la famille et ne fut exposée hors de sa région natale qu'à Paris, à la Galerie Bernheim fin 1954. Elle méritait largement d'être étudiée, exposée et diffusée dans le cadre de dons faits par la famille auprès de différents musées, tant ceux de Troyes que ceux consacrés à la Grande Guerre.
L'oeuvre réaliste d'un observateur au front
Le corpus d'André Romand, estimé pour le période 1914-1918 à plus d'une centaine d'oeuvres, offre un panel remarquable par la diversité des thèmes traités et par la qualité d'exécution.
Il s'agit majoritairement d'aquarelles, ce qui dans le contexte d'un conflit nécessite un minimum d'ustensiles : planche, pinceaux, boite de couleurs, eau ... Et un temps de séchage à plat. André Romand évite la facilité des croquis au crayon afin de privilégier la couleur, le rendu réaliste. Sûr de son « coup de main », il peut aborder facilement des compositions complexes et se donner les moyens d'arriver en peu de temps à un résultat fini sans aucune rature. L'intérêt est d'autant plus grand que nombre de ces oeuvres sont légendées et datées. Bénéficiait-il de facilités accordées par ses supérieurs pour exécuter des croquis in
situ ? Ou savait-il profiter de ses moments de repos pour sortir sa boite de couleurs ? Une photo figurant dans la série conservée par son petit-fils le montre dans une tranchée en 1916, venant d'achever un portait en format réel. L'oeuvre est posée sur un chevalet artisanal fait de branchages.
L'artiste, qui tient en main une boite d'aquarelle, semble se trouver dans un secteur calme puisqu'il a posé son casque au sol et a pu s'adonner à son art. il convient de s'interroger cependant sur les formats ne logeant pas dans un havresac de soldat, ceux des paysages en particulier : ils peuvent avoir été faits en permission ou lors d'une convalescence, d'après des esquisses ou d'après des photographies, car André Romand disposait d'un appareil qu'il utilisa, bravant l'interdiction de photographier sur le front. Cette combinaison des deux techniques mériterait d'être approfondie, si l'auteur avait bien voulu laisser des notes permettant de comprendre comment il travaillait. Sa volonté permanente de continuer à exercer son art, malgré le contexte difficile et incertain, les contraintes militaires, relève d'un défi qu'André Romand eut à coeur de poursuivre à tout prix.
Parmi les thèmes principaux de l'œuvre d'André Romand, ceux du portait et des monuments détruits dominent par leur nombre, révélant un intérêt égal pour des églises menacées et pour des hommes malmenés et en sursis.
L'application prise à noter le lieu et la date, voire le nom des personnages représentés, relève d'un devoir de mémoire vis-à-vis de son environnement fragilisé et de ses compagnons d'infortune. Qu'ils soient amis, blessés, ou africains, l'empathie pousse l'artiste à rendre leurs traits de façon sensible et vivante. Dans l'incertitude du lendemain, pour chacun d'eux, il prend le temps de « croquer » ces visages ou attitudes dans un sentiment d'égalité, de partage. Chacun n'est plus un matricule obéissant, mais bien un être humain dont la personnalité rayonne, dont le sourire même témoigne d'une approche humaniste.
Les différents soldats sénégalais, somaliens, soudanais, annamites, marocains rappellent le formidable brassage humain qui réunit ces « bonshommes » comme ils s'appelaient entre eux, venus de tout l'empire mais aussi de l'hexagone. La sympathie d'André Romand à l'égard des cuistots semble réelle, pour leur rôle essentiel dans ce qui constituait le meilleur moment de la journée.
La communauté de souffrances, bien perceptible, se porte également sur le prisonnier de guerre. Alors que nombre d'artistes suivaient volontiers le courant de la caricature facile pour représenter l'ennemi, Romand a une approche sans aucune ironie ni mépris. Présent avec une figure agréable, aussi bien portraituré que les Français, l'Allemand peut bénéficier d'un sobriquet amusant tel que « buveur de bière » sans être un repoussant alcoolique ridiculisé.
Mais représenter ses compagnons, c'est aussi les montrer dans leur sommeil, ou leurs précieux moments de repos et de loisirs. Le fabricant de bagues rappelle l'activité très prisée des soldats, pratiquée près du front à partir d'obus récupérés et permettant d'offrir à l'être aimé un cadeau-souvenir du front. Les musiciens, s'il s'agit dans ce cas de la clique du régiment, répètent souvent entre eux à l'arrière, apportant à tous des moments d'évasion bien appréciés.
L'environnement du soldat Romand est principalement celui des villages de la Marne et de la Meuse marqués par la destruction :
Les églises sont défigurées par les obus d'une guerre industrielle qui doit anéantir les lieux d'observation et de tir. Dans l'esprit de tous, ces vues exacerbent la haine de l'ennemi et témoignent du consentement au sacrifice pour la patrie. Il est possible d'affirmer que l'oeuvre d'André Romand offre une approche parallèle vivante, renouvelée et pertinente entre les combattants souffrants et victimes, et les églises meurtries. Cette approche est aussi une façon de rappeler la mort omniprésente. L'artiste-combattant ne s'impose aucune censure comme c'est le cas de nombreux corpus conservés de cette guerre mondiale. Agé de 25 ans en 1914, André Romand n'a pu esquiver un thème difficile et repoussant à bien des égards, celui du cadavre de l'ennemi, qu'il aurait pu traiter par facilité de façon caricaturale. Il affronte ce tabou de la mort de façon hardie alors qu'il ne représente pas de combats rapprochés, ni de corps à corps, ni d'explosion d'obus qui disloquent les membres des soldats.
Avec réalisme, il ose portraiturer en 1917 le « clairon Labrousse, XXème régiment, victime des gaz asphyxiants » dans une sobriété magistrale. A-t-il exécuté une autre version pour la famille de ce mort ? Sans doute pas, mais cette aquarelle est avant tout une oeuvre d'adieu, pour lui, pour ses proches, pour mémoriser ce corps de souffrance ayant succombé sans effusion de sang à une arme terrifiante.
André Romand peint aussi le « cadavre du patrouilleur boche (Taissy, 1917/02) » semblant dormir paisiblement, et ose figurer deux cadavres ennemis dans une belle composition : « côte à côte dans la mort, Taissy 1917 ». Une telle représentation qui accorde autant d'intérêt au compagnon qu'à l'ennemi est un phénomène rare dans l'iconographie de la
Grande Guerre, qui dénote une véritable empathie plutôt qu'une attirante morbidité de la part de l'exécutant.
Deux dessins très inattendus dans les oeuvres de soldats-combattants donnent une dimension particulière à cette oeuvre d'André Romand. Il s'agit de deux crânes déterrés par des obus à Fleury et à Douaumont en 1917. La décomposition en cours des chairs est rendue sans pudeur, avec des restes de cheveux. Tel Otto Dix dans sa célèbre série « Der Krieg » (La Guerre) qu'il réalisa en 1924 en un coffret de 50 eaux-fortes et que conserve l'Historial de la Grande Guerre. Son « crâne Douaumont 24 novembre 1917» relève de la même intention que le « crâne déterré par un obus » : montrer l'horreur des fragments de corps éparpillés par les explosions et sans cesse déterrés, l'absence de sépultures, l'anonymat dans la mort. Cette approche doit être mise en valeur pour montrer combien l'oeuvre d'André Romand peut être surprenante dans sa diversité et sa conception des choses vues sur le front.
Le délassement de l'artiste au front
André Romand utilise le plus souvent des formats moyens, exceptés pour certaines vues d'églises, sans doute exécutées plus confortablement à l'arrière, lors d'un cantonnement ou d'une permission. Parallèlement, la photographie peut l'avoir influencé sur le plan de la composition, afin de renouveler les angles de vue et offrir des perspectives plus difficiles à représenter.
A travers ces dizaines d'oeuvres, s'impose un style changeant : de l'esquisse colorée aux crayons jusqu'à l'oeuvre achevée avec soin, de la sobriété avec fond neutre à des compositions aux lointains précis, chacune est soignée et unique. Certaines aquarelles traduisent une rapidité d'exécution plus grande, faites à plus grands traits, allant à l'essentiel
L'intention de l'artiste fût-elle de proposer sa production à des éditeurs ? L'important corpus des portraits, non offerts aux portraiturés, aussi bien que celui des églises, pourrait le laisser penser. IL n'était pas aisé pour un jeune artiste combattant non parisien de se faire connaitre et de bénéficier des appuis nécessaires pour publier ses oeuvres. Très peu sont ceux qui ont pu participer à des expositions personnelles pendant la guerre pour se projeter dans le futur.
La collection de M. Sylvain Romand comprend un exemplaire du journal de tranchées intitulé « Shrapnel », ce qui pourrait indiquer que le soldat Romand voulut et put produire des dessins pour ce journal lié à son régiment. Hélas, il n'est pas possible de connaitre actuellement sa participation avec certitude en tant qu'auteur. Et ceci d'autant que certains titres de ses oeuvres ne manquaient pas d'humour, comme « Engrangés 7 juillet 1915 », « réfectoire des tranchées Sillery 1916 »
Représentativité de la guerre
La diversité des sujets qui s'offrent à un artiste-combattant est contenue dans l'oeuvre d'André Romand : campement anglais dans la Somme en 1917, train blindé en Champagne, abri camouflé, chariots de transport, entonnoir de la Ferme d'Alger (la Pompelle 1916)
Cette guerre, aussi moderne soit-elle, revêt aussi des aspects propres à toutes les guerres : la relève des troupes dans un paysage dévasté, les sépultures, les habitations rurales servant de lieu de repos,...Mais la prédilection d'André Romand se porte sur les hommes : il se doit de rappeler ce qu'il partage avec eux, la solitude, le froid, l'ennui, la faim...La vue des tranchées aux hautes parois crayeuses, surmontées d'une croix de bois est une composition magistrale de sobriété. Elle démontre la banalisation et l'omniprésence de la mort. L'intériorisation est le moyen par excellence pour affronter le phénomène guerrier : chaque soldat ne peut que se projeter dans cette tombe sommaire et temporaire, si mal placée pour perdurer dans le temps.
La communauté de souffrances partagées avec les civils, voilà un thème plus rare de la part d'un militaire, que le format carte postale autorise car facile à envoyer et plus rapide à exécuter : les « attelages d'émigrés » avec chevaux faméliques et charrette remplie, ou bien « la queue au pain » qu'André Romand aborde pour mieux rappeler que la guerre touche toute la population et qu'au gré de l'avancement du front, l'invasion ennemie est possible dans sa propre région.
Face à une guerre de l'invisible comme le déclarait Alexandre Steinlen, figée sous terre dans des tranchées, la vie de fantassin est monotone et sans cesse menacée. Pour un artiste dont l'aptitude à manier les couleurs est telle qu'il semble s'orienter vers une professionnalisation, il est important de continuer à exercer son art. Se renouveler, se projeter dans l'après-guerre, sont autant d'impératifs. Le projet d'affiche pour la Salon des Armées de 1916 est une preuve de sa volonté de montrer son oeuvre, de se faire connaitre des milieux parisiens, de rencontrer d'autres artistes mobilisés. Sa composition très graphique dut paraitre trop sérieuse, avec son encadrement fait de pinceaux et de crayons entrecroisés. Un obus, un havresac, un casque, un coupe-papier artisanal réalisé à partir de cartouches restent des éléments à la fois trop guerriers et trop discrets pour une affiche qui doit en milieu de guerre attirer des visiteurs certainement lassés de la guerre et avides d'illustrations plus colorées et attirantes.
La difficulté de représenter ce conflit peut être évoquée avec une oeuvre qui se distingue nettement de l'ensemble : « coup de main », composition de format moyen (190 X 290mm) offre une note d'humour inhabituelle dans le corpus d'André Romand. Le soldat français à l'arrière-plan, caché par le rebord de la tranchée, lance sa main droite de taille démesurée pour attraper l'Allemand qui court ventre à terre, le teint gris de peur. Il faut noter qu'il est sans arme et que sa jambe gauche est liée à un piquet. La prise est donc facile, révélant la domination des Français sur l'ennemi jugé non combattif et couard. Il s'agit d'une vision communément employée par la caricature française pour exhorter à la mobilisation des esprits, poursuivre sans relâche le combat vers la victoire par le biais de visuels graphiques simples et expressifs, compréhensibles de tous. Ces procédés se retrouvent dans la presse illustrée de l'époque et les journaux de tranchées. André Romand n'a pas abusé de ces principes alors qu'il aurait pu avec les facilités dont il était pourvu, certainement pour
respecter sa vocation d'artiste classique et poursuivre une carrière d'un niveau national.
Fort de sa maturité artistique, André Romand a constitué une oeuvre riche, reflet d'une frénésie de représentation. Pour quelle destination ? Le contexte d'une guerre mondiale particulièrement longue dans laquelle l'artiste était impliqué chaque jour sur le front ne pouvait lui laisser la possibilité de se préoccuper de son avenir. Continuer de s'exercer le plus souvent est une chose, se projeter dans l'avenir, sans relations dans le monde parisien, est une autre. L'ancien élève de l'Ecole nationale des Beaux-arts, auteur et témoin privilégié, devait faire face à une concurrence importante. Pour la première fois dans l'histoire, les artistes furent mobilisés comme tout citoyen de vingt ans et plus. Comment s'en distinguer, comment bonifier l'ensemble constitué ?
Aucune publication ne vint consacrer son oeuvre de guerre. Comme de nombreux artistes mobilisés, et comme bien des soldats, le retour à la vie civile fut difficile pour André Romand et la notoriété ne fut pas au rendez-vous. Pour cette génération du feu, l'élan de jeunesse fut bien souvent brisé.
Les quatre musées conservant désormais des ensembles cohérents signés d'André Romand révèlent une oeuvre particulièrement bien préservée, enfermant une part de souffrance réelle. Les notions de partage, de témoignage et de sincérité dominent certainement cette production encore extrêmement « parlante » plus de cent ans après.
Marie-Pascale Prévost-Bault Conservateur en chef Historial de la Grande Guerre Péronne